Etat des lieux en 2024 sur la détection précoce des cancers oraux par les chirurgiens-dentistes Français
Dr Anne-Laure EJEIL, Paris
Les cancers de la cavité orale représentent selon l’Institut National du cancer (INCa) 20 à 25% des cancers des Voies Aérodigestives Supérieurs (VADS). Les facteurs de risques sont connus et concernent le tabac et l’alcool. En septembre 2024, Santé Publique France a publié les nouveaux chiffres concernant l’incidence des cancers en France et rapporte 13 882 nouveaux cas de cancers des lèvres-bouche-pharynx tous sexes confondus en 2023 avec, comme en 2018, une baisse de l’incidence chez l’homme (-2,6%) et une augmentation chez la femme (+ 1,6%) (1). Les derniers chiffres de décès publiés en 2018 étaient de 2 898 cas pour l’homme et de 924 pour la femme. L’âge médian au moment du diagnostic était en 2023 de 64 ans chez l’homme et 65 ans chez la femme (1)
Le taux de mortalité élevé des cancers de la bouche est souvent attribué à un manque de sensibilisation concernant ces tumeurs malignes, ce qui entraîne un retard dans l’identification, le diagnostic et le traitement, malgré l’accessibilité facile de la cavité buccale pour l’examen clinique (2). Les chirurgiens-dentistes sont les premiers concernés par cette détection précoce et ce à plusieurs titres. D’une part, ce sont les professionnels de santé les plus souvent consultés en cas de pathologies bucco-dentaires et plus particulièrement de lésions au niveau de la muqueuse orale et d’autre part, ils voient en moyenne 1,2 fois par an les patients (3).
Plusieurs enquêtes ont été menées dans diverses régions du monde pour évaluer les connaissances des chirurgiens-dentistes à propos des cancers oraux et leurs pratiques en termes de détection récemment. Celles-ci sont regroupées dans une revue de la littérature (5), mais jusqu’à ce jour aucune étude française n’avait été menée.
En septembre 2024, pour la première fois, une équipe parisienne a mené une enquête auprès des chirurgiens-dentistes français avec 676 participants (1,49% des effectifs français) dont 92,8% d’omnipraticiens exerçant en libéral (83,9%) et presque la moitié depuis moins de 5 ans (49,1%) (6).
Il est intéressant de noter dans cette étude que seuls 45,4% des praticiens interrogés examinent de façon quasi systématique ou systématique les muqueuses orales, alors même que 84,5% d’entre eux décrètent avoir déjà dépisté une lésion à potentiel de transformation maligne dans les 12 derniers mois et 76% au moins une lésion voire plus (48,1% 1 à 2 lésions, 28,1% plus de 3 lésions). L’explication peut être qu’ils ne réalisent cet examen clinique que lorsque les patients présentent un facteur de risque tel que la consommation de tabac ou d’alcool (68,1%), lorsqu’une lésion muqueuse est présente (73,1%) ou lorsqu’il y a une plainte du patient (67,2%). Cependant aucune raison ne semble expliquer ce fait, car seuls 13,8% des praticiens invoquent le manque de temps et 1,3% le manque de rentabilité de cet examen. Une réponse peut néanmoins nous alerter : le manque de formation et de compétences invoqués par 25,7% des praticiens, soit ¼ des interrogés.
L’enquête en effet révèle que les chirurgiens-dentistes spécialistes, sûrement mieux sensibilisés aux cancers oraux, examinent plus souvent les muqueuses orales des patients, ainsi que les praticiens hospitaliers, qui pourraient être mieux formés et avoir plus de temps. Il est intéressant de noter que dans l’étude aucune différence significative n’est retrouvée, quel que soit le lieu de formation des praticiens.
Ce sont les praticiens les plus jeunes qui examinent le plus souvent de façon systématique les muqueuses orales (46,3%)
Lorsque la muqueuse orale est examinée, c’est la muqueuse jugale qui l’est le plus fréquemment (77,5%), suivie de la face dorsale de la langue et des bords latéraux (75%), du palais (69,5%), des lèvres, vestibules et gencives (67%), du plancher buccal (60,7%) et enfin de l’oropharynx, des commissures et des lèvres et des freins (labiaux et lingual).
Dans une étude australienne, Allen et Farah (7) rapportent que les praticiens examinent quasi systématiquement les muqueuses des patients qu’ils voient pour la première fois (94,5%) ou lors de visites de contrôle (85,7%). Les praticiens qui ne le font pas évoquent principalement les mêmes freins que dans l’étude de Boussouni et coll. (6), à savoir le manque de formation, de temps et le manque de rémunération.
Alors que 84,5% des praticiens interrogés dans l’étude de Boussouni et coll. (6) ont vu au moins une fois une lésion à potentiel de transformation, seuls 10,4% réalisent eux même les biopsies avec les mêmes freins que pour l’examen des muqueuses, à savoir le manque de formation et d’entrainement, mais également la peur de l’annonce d’un cancer pour 27% d’entre eux.
Une étude brésilienne menée par Spanemberg et coll. (8) a évalué en 2023, à partir d’un questionnaire adressé à 228 praticiens, l’intérêt d’une formation à la biopsie. La première partie du questionnaire évaluait leur expérience et leur confiance en eux dans la réalisation de biopsies orales. Presque 70% des répondants ont affirmé réaliser peu, voire ne pas réaliser de biopsies. Les principales raisons évoquées étaient la peur d’une erreur de diagnostic et la peur du geste technique. Une autre étude menée en Inde par Anandani et coll. en 2015 (9) avait révélé que 50 % des chirurgiens-dentistes généralistes préféraient orienter les patients nécessitant des biopsies vers des spécialistes ou des centres supérieurs plutôt que de réaliser eux-mêmes les biopsies. Ce comportement était attribué à un sentiment d’expérience insuffisante et à un manque d’instruments nécessaires.
En 2010, une étude australienne (10) menée sur 1027 biopsies reçues dans un laboratoire d’analyse de Brisbane montrait que 89,1% d’entre elles étaient envoyées par des spécialistes et seulement 10,9% par des chirurgiens-dentistes généralistes.
L’examen clinique de l’ensemble des muqueuses orales reste le seul moyen de dépistage pour la détection précoce des cancers de la cavité orale et des affections buccales potentiellement malignes et ce d’autant plus, que l’on voit émerger une population de patients jeunes sans aucun des facteurs de risque avérés et qui présentent des carcinomes épidermoïdes oraux.
Les chirurgiens-dentistes et tous les professionnels de la cavité orale doivent rester vigilants face aux signaux d’alerte des cancers oraux, notamment lorsque l’aspect clinique des lésions cancéreuses mime une tumeur bénigne qui dès lors qu’elle n’est pas considérée comme inquiétante entraine une prise en charge tardive des patients, avec une perte de chance importante (12). Les cancers oraux restent un enjeu de santé publique en France, plaçant celle-ci au 6ème rang en Europe, avec le taux le plus important de cancers oraux.
En conclusion, cette première étude française, bien que ne regroupant qu’une infime partie des praticiens français, met en exergue le fait :
Ce constat doit nous faire réfléchir à des solutions pérennes, répondant aux problématiques soulignées dans cette étude comme le peu de temps accordé à un examen complet des muqueuses orales alors que celui-ci ne prend que quelques minutes, le manque de formation des chirurgiens-dentistes aux lésions à risque de transformation et la peur des praticiens de réaliser une biopsie.
Bibliographie
Figure 1 :
Figure 2 :